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Famille
Gerztenkorn

Pejsach GERSZTENKORN
GERSZTENKORN Myriam née KATZ

Pejsach GERSZTENKORN et son épouse Myriam née KATZ, juifs polonais, ont émigré en France durant les années 1920. Myriam rejoint son fiancé à Paris vers 1926. Ils ont deux enfants, Gabriel né le 3 mai 1927 et une sœur de trois ans sa cadette, Jeanne ou Jeannette.

Myriam, née en 1904 à Łódź fait partie d’une fratrie de douze. Sa famille est très pauvre et Myriam n’a pas pu faire de longues études. A la suite de Myriam, ses quatre sœurs aînées émigrent à Paris où elles trouvent leurs conjoints. Certains de ses frères les rejoignent également. Ce sont des familles où l’on parle naturellement le Yiddish et où l’on exerce divers métiers manuels : chapelier, magasinier, ébéniste, maroquinier. Aucun membre de la famille fréquente une quelconque synagogue.

Pejsach, né en 1905, est tricoteur à façon et a installé un petit atelier au 16 rue de la Mare, entre Belleville et Ménilmontant. Plus tard, la famille déménage pour s'installer rue François Miron, près de l’Hôtel de Ville, dans le quartier du Marais. Pejsach s’est alors associé à son beau-frère Joseph Aronowitcz et leur petite affaire appelée « les tricots Gerar », contraction des deux patronymes GERSZTENKORN et ARONOWICZ, marche plutôt bien.

Gabriel fréquente d’abord l’école de garçons de la rue Levert, école française, bien sûr, ainsi que le patronage La Bellevilloise. Son père est un homme taciturne, mais qui prend du temps avec son fils, malgré son travail qui l’absorbe beaucoup. Il l’emmène au cinéma, l’initie aux échecs. Il lit régulièrement la Naïe Presse, journal des Juifs laïcs et progressistes, mais aussi des journaux français, comme L’Époque, journal de droite où il apprécie les éditoriaux d’Henri de Kérilis, mais aussi Ce Soir, le journal du soir du Parti communiste.

 

Pejsach n’est pas un militant, au contraire de son beau-frère Maurice, le mari d’Ida, engagé en Espagne dans les Brigades internationales.

Il ne semble pas que Pejsach ait déposé un dossier pour se faire naturaliser français. Lorsque la guerre éclate, il se présente au consulat polonais pour se faire enrôler, mais bien vite, la question est réglée en ce sens que la Pologne a cessé d’exister. Pejsach devra attendre mai 1940 pour rejoindre l’armée polonaise qui s’était reconstituée en France.

Très bon élève, Gabriel reçoit son diplôme du certificat du certificat d’études le 11 juin 1940, alors que Paris se vide devant l’avance des Allemands. En septembre 1940 il entre en section littéraire au  collège Turgot de la rue Turbigo, qui avait  vraisemblablement le statut d’école primaire supérieure. Mais peu après la rentrée scolaire, probablement à la suite de la promulgation par le gouvernement de Vichy de la loi dite du 3 octobre 1940 sur le statut des juifs qui interdit aux Juifs l’exercice de la profession d’enseignant dans la fonction publique, Gabriel fut exclu de la section littéraire et reclassé dans une section commerciale avec six autres enfants dont les noms étaient à consonance polonaise.

Le 14 mai 1941, Pejsach est convoqué au commissariat de police de son quartier dans le cadre de ce que l’on appelle la « rafle du billet vert », qui n’est pas à proprement parler une rafle puisqu’il s’agit d’une convocation, qui concerne 3750 hommes, juifs polonais, tchécoslovaques ou ex-autrichiens, dirigés vers les camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande. C’est la première opération d’arrestations massives de Juifs en zone occupée. Les internés de Pithiviers bénéficient de conditions relativement libérales. Ainsi Myriam et Gabriel peuvent-il visiter Pejsach en mars 1942 et ce dernier bénéficie d’une permission de cinq jours pour rendre visite à sa femme Myriam, hospitalisée. Il refuse de profiter de sa permission pour s’évader, car il ne veut pas que ses camarades de baraquement soient victimes de représailles ou que sa famille soit inquiétée. Il ignore évidemment que la déportation systématique à Auschwitz des Juifs de l’Europe de l’Ouest a été décidée à Berlin et qu’Auschwitz sera un lieu d’extermination. Pejsach quitte Pithiviers le 25 juin 1942 avec le convoi n°4 qui emmene 999 personnes de Pithiviers à Auschwitz.

Au cours de sa permission, Pejsach convainc Myriam qu’il est préférable que les enfants quittent le domicile familial. C’est ainsi que Gabriel et Jeannette sont d’abord placés à Monthou-sur-Bièvres, dans le Loir-et-Cher, et ensuite, tout près de Paris, à Fontenay-sous-Bois, chez un couple d’antifascistes italiens, Henriette et François Lizzardi.

 

 

 

 

 

 

 



 

Jeannette Gersztenkorn et Henriette Lizzardi

 

Myriam reste donc seule dans son appartement de la rue François Miron et elle échappe de justesse à la rafle du Vél' d'Hiv' le 16 juillet 1942. La veille au soir le concierge de son immeuble est venu lui dire « il ne faut pas dormir ici ce soir ». Le couvre-feu interdisant de quitter l’immeuble, Myriam s’incruste chez la voisine d’en-dessous sans trop lui demander son avis. A cinq heures du matin, les agents de police ne trouvent personne à l’appartement  indiqué sur leur liste et qui est alors mis sous scellés.

La famille de Joseph, frère de Myriam et associé des tricots Gerar, a moins de chance. Comme les rafles du 14 mai et du 20 août 1941 qui avaient ciblé les juifs étrangers n’avaient concerné que les hommes, beaucoup croyaient qu’il en serait de même pour cette rafle du 16 juillet dont les préparatifs avaient fuité de multiples façons. Joseph s’est donc caché, laissant à l’appartement sa femme Yolande, alitée après avoir été opérée d’une phlébite, et son fils Clément, un garçonnet de 8 ans. Les agents de police vont chercher une civière pour emporter Yolande et ainsi s’acquitter humainement de leur mission. Le petit Clément ne veut pas quitter sa mère, en dépit des incitations d’un certain nombre de voisines qui crient à leurs fenêtres pour inviter Clément à venir chez elles. Un agent pousse même l’enfant à accepter ces invitations mais l’enfant ne veut pas quitter sa mère.

Myriam entre alors dans une semi clandestinité, ce qui ne l’empêche pas de continuer à diriger l’atelier qui sert de refuge à tous les employés dont les appartements sont sous scellés, comme celui des GERSZTENKORN, mais qui arborent l’étoile jaune depuis le 7 juin 1942 en application de la 8ème ordonnance des autorités d’occupation allemandes. Bien avant le port de l’étoile jaune, dés le 18 octobre 1940, comme pour toutes les entreprises juives, les tricots Gera ont un gérant Aryen, un rouquin nommé Hansard qui signe les factures et s’attribue le tiers des recettes.

Aux alentours du 10 novembre, un groupe de la famille GERSZTENKORN réussit le passage de la ligne de démarcation vers Lons-le-Saunier. Dans ce groupe, les deux sœurs de Myriam, Esther et Ida, Gabriel et Jeannette et deux cousins, Henri 13 ans et Lisa, 8 ans. Gabriel est responsable de l’expédition, car il est le plus âgé des enfants, et les adultes parlent français avec un accent trop fort.C’est probablement l’oncle Maurice, le mari d’Ida, qui s’est occupé de la logistique de l’opération. Le groupe bénéficie d’une filière d’évasion bien organisée depuis la gare de l’Est jusqu’à la ferme d’un passeur dans le Jura. Myriam a décidé de rester à Paris pour s’occuper de l’atelier.

Arrivé en zone libre, en route vers Bourg-en-Bresse dans un car, le groupe a la mauvaise surprise de voir des side-car allemands sur la route : A la suite de l’opération Torch qui désigne le débarquement des alliés anglo-américains en Afrique du Nord  et du basculement de l’Afrique du Nord française dans le camp allié, les Allemands ont décidé d’occuper la zone non occupée. Le groupe familial poursuit quand même sa feuille de route qui aboutit à l’installation à Lacaune-les-Bains dans le Tarn, une localité où beaucoup de juifs étrangers avaient été assignés à Résidence, et notamment des membres de la grande famille de Myriam. Jeanne est placée dans une ferme à l’extérieur de Lacaune et Gabriel hébergé par  l’oncle Joseph rendu dépressif par la disparition de sa femme et de son petit garçon Clément, cousin de Gabriel.

Avec la présence des Allemands, dans toute l’ancienne zone libre, Lacaune-les-Bains n’est pas plus sûr que Paris. C’est pourquoi, quelques semaines après leur arrivée dans le Tarn, les enfants reçoivent de leur mère un mandat et la consigne de la rejoindre en zone d’occupation italienne. Myriam a finalement décidé de quitter Paris et trouve un point de chute à Aiguebelette-le-lac, à l’hôtel Patat.

Gabriel et Jeannette arrivent à Aiguebelette en janvier 1943 et sont d’abord logés dans la chambre de leur mère. Ils y résident sous leur véritable identité et, en tant que ressortissants étrangers, doivent aller pointer une fois par mois à la préfecture de Chambéry. Des tantes et des cousines ne tarderont pas à les rejoindre à l’hôtel Patat où réside une importante communauté de réfugiés.

Pour gagner de la place à l’hôtel Beauséjour et conformément à la stratégie de dispersion des enfants qu’elle a adoptée depuis longtemps, Myriam place ses enfants chez des particuliers : Jeannette est placée dans la commune voisine de Lépin-le-lac, à la ferme de la famille GARNIER au lieu-dit Le Chalet, tenue par une jeune femme Simone et son père. Simone fréquente Louis-André LASHERME, assigné à résidence pour motif politique à la villa "Les Tilleuls", à Aiguebelette. Gabriel est d’abord placé chez une dame qui habite avec son fils à Aiguebelette (appelée Delièvre dans le récit de Gabriel – Lelièvre?), puis chez un couple de bûcherons, sur les hauteurs d’Aiguebelette. Travail trop dur pour Gabriel, plutôt chétif qui revint chez « Mme Delièvre ». Après son séjour dans la ferme des Garnier, Jeannette fut envoyée à La Bauche : Du fait des activités résistantes de Louis-André Lasherme, la sécurité de la ferme Garnier n’est plus assurée.

La famille GERSZTENKORN reste une dizaine de mois dans la région du lac d’Aiguebelette. Pendant le séjour à Aiguebelette, l’oncle Maurice qui est, d’après le livre de Gabriel Garran, engagé dans la MOI de la région de Grenoble, arrive à Aiguebelette. Il s'inquiète pour son plus jeune frère Binem (Bernard), en situation délicate à Paris. Gabriel fut donc chargé de faire un aller-retour à Paris pour porter des faux papiers à son oncle. Ce dernier arrive quelque temps plus tard à l’hôtel Patat, avec une compagne dont le mari, libéré de son camp de prisonniers de guerre, viendra faire un esclandre à l’hôtel.

En septembre 1943, la communauté de l’hôtel Patat apprend que les Américains ont débarqué en Italie et que le gouvernement italien qui avait déchu Mussolini de ses fonctions a capitulé devant les forces alliées. Ceci est une bonne nouvelle pour l’évolution du rapport de forces à long terme. Mais cela se traduisit en fait par une mauvaise nouvelle à court terme : les Allemands désormais en guerre contre l’Italie envahissent la zone d’occupation italienne. La Savoie cesse ainsi d’être un refuge pour les Juifs de toute origine. L’élément déclencheur du départ de la famille GERSZTENKORN n’est cependant pas une descente de la Gestapo, mais une rafle de la gendarmerie française pour le STO. La plupart des jeunes d’Aiguebelette concernés par le STO s’enfuient dans la montagne, et pour ne pas revenir bredouilles, les gendarmes puisent dans le vivier de l’hôtel Patat. C’est ainsi que l’oncle Bernard est interpellé par les gendarmes qui ne cherchèrent pas à vérifier si ses papiers sont authentiques. L’oncle Bernard est déporté au titre du STO.

En décembre 1943, Myriam demande l’aide du cuisinier grec de l’hôtel Patat et de son véhicule pour aller chercher Jeannette à La Bauche. Elle dirige ensuite ses enfants sur Romans-sur-Isère où une directrice d’école à la retraite, Madeleine GIRAUDIER, s'est engagée dans l’hébergement clandestin. Son organisation procure à la famille de faux papiers sous le nom de MARENCE. C’est dans la région de Romans, mais dispersés à gauche et à droite que Myriam, Gabriel, Jeannette et la tante Ida attendent le départ des Allemands.

L’oncle Joseph resté dans le Tarn est prévenu par les habitants de Lacaune de l’imminence d’une rafle en février 1943. Il ne veut pas se cacher et il est raflé le 23 février, direction Auschwitz.

Myriam vivra octogénaire.

Jeannette se mariera avec un monsieur KATZ et vivra à Montréal au Canada. 

Le couple LIZZARDI sera reconnu bien plus tard Juste parmi les Nations tout comme Madeleine GIRAUDIER.

Gabriel fera une carrière de metteur en scène sous le nom de Gabriel GARRAN et fonda dans les années 1960 le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers devenu le Théâtre de la Commune, puis, en 1985, le Théâtre international de langue française (TILF). Il publia en 2014 Géographie française, récit autobiographique de son enfance et des années d’Occupation.






 

 

 





 

  1. Sources

L’essentiel de cette notice est tiré du récit autobiographique de Gabriel Garran, Géographie française, Flammarion, 2014. Certains détails ont été corrigés d’après l’enquête de Colette Lasherme, fille de Simone Garnier ou bien ont été repris du site AJPN.

http://www.ajpn.org/juste-Madeleine-Giraudier-1271.html

Voir aussi l’interview de Gabriel Garran par Frédéric Mitterrand 

https://www.franceinter.fr/emissions/jour-de-fred/jour-de-fred-11-fevrier-2014

 

Gerztenkorn
Gabriel Garran livre
Gabriel Garran
  1. Annexe : chapitre Aiguebelette-le-lac

Tiré du livre de Gabriel Garran. Géographie française- 2014

 

AIGUEBELETTE-LE-LAC 

 

La vie à reconstituer est toujours un rébus. Il y manque des transitions qui nous narguent et refont surface d'elles-mêmes. Alors qu'on les croyait à jamais effacées, les certitudes sont des surprises. Les retrouvailles quelque peu hâtives sur le quai de la gare de Chambéry en sont une. Les yeux vifs de ma mère, qui retrouve ses deux enfants, contents et incertains, après plusieurs mois où nous ne nous sommes vus que par intermittence. Et depuis le passage sous les barbelés, notre histoire n'a plus été la même. Regard décalé aussi sur les uniformes inconnus des soldats et un peu partout des inscriptions en langue italienne. Impression d'être dans un pays différent, d'une certaine sérénité, en contraste avec ce que nous avons traversé. Un peu plus d'oxygène pour les poumons, une sensation de calme assez déconcertante. 

Nous ne nous attardons pas. Juste le temps de boire une tasse de chocolat chaud, puis direction Pont-de-Beauvoisin, assis dans un train-train nonchalant au rythme tranquille, rien à voir avec le stress habituel: on sait où on va. Ce qui s'inscrit pour le jeune voyageur que je suis est dordre oculaire, noir et blanc : un long tunnel creusé sous les montagnes, des veilleuses qui ne s'allument pas, on cahote dans une obscurité lente et continue, On en ressort éblouis pal la lumière. Affleure ensuite au regard, comme un miroir, le lac d'Aiguebelette. 

Par quel biais, quel canal, avons-nous rejoint cette cité lacustre un peu miraculeuse en pleine guerre ? je n'en saurai. jamais rien. Ce qui émerge en ce tout début 1943, c'est que nous sommes entassés dans une chambre d'hôtel, ma mère, ma sœur et moi. Les tantes et cousines ne vont pas tarder à nous rejoindre. La propriétaire des lieux, Mme Patat, déjà courbée par l'âge, régit avec vigueur tout un ensemble de réfugiés, qui sont aussi son gagne-pain. Elle est l'autorité du bon séjour que promet l'enseigne de son hôtel, accessible par un escalier de pierre et une terrasse qui sur-plombe le lac. 

L'Europe est en feu et au milieu des flammes nous sommes en pleine accalmie. C'est une halte dans ce qui nous est infligé, qui nous laisse presque assommés. Le brasier brûle un peu partout et là, un plan d'eau tranquille impose son calme. Avec ses cent cinquante habitants et sa trentaine de migrants, il semble une parenthèse, loin du qui-vive devenu notre réflexe quotidien. Seule astreinte : aller une fois par mois à la préfecture du département signer une autorisation de séjour en tant que ressortissants. Ici nous ne sommes plus sous l'autorité allemande mais italienne, et c'est un occupant qui pèse moins, qui inspire une peur et une répulsion moins évidentes. Le motif, appuyé sur une part de vérité, donne raison à une rumeur étrange : les Italiens n'ont pas les mêmes réflexes belliqueux que les Allemands, ils n'ont pas, semble-t-il, la même outrance obsessionnelle raciale. 

Qu'on imagine la violence historique de ce moment, la puissance de la Wehrmacht sur la route du pétrole, les victoires de Rommel en Libye, toutes les nations européennes sous la poigne allemande, les cataclysmes qui n'en finissent pas, et nous, le regard écarquillé sur cet écrin irisé de bleu, de vert pâle, la splendeur d'émeraude de ce lac méconnu où les yeux se perdent, ce coin lacustre en contrepoint de la réalité qui nous apaise et nous prend à la gorge. 

Aiguebelette-le-Lac, c'est une année scolaire sans école, un enseignement qui m'apprend peu à peu à être seul, un flottement immobile que je ne saurais expliquer et, loin de tout, une quiétude inhabituelle. J'entre en solitude, ne dialogue avec personne, reflet muet à fleur d'eau. Je fuis l'entassement familial de toutes ces femmes parmi lesquelles je suis le seul garçon. Je ne m'agrège pas aux habitants de l'hôtel qui ne se contentent que de la terrasse. Je découvre que j'aime la marche, c'est là que je pense le mieux. 

Je regarde le lac, le lac me regarde, presque jusqu'à l'hypnose. Contemplation réciproque. Et, face à ce miroir, ma priorité devient d'être seul avec lui. Je cherche des nouveaux angles pour voir le paysage autrement. Je trouve toujours un bout de plage ou de rocher. L'autre berge, plus sauvage, se perd au loin dans les nuages, et la montagne masquée par la brume en est le seul paysage. À la surface, un clapotis léger, quelques canards et, assez isolées, quelques barques, de-ci de-là, il m'arrive d'interroger le lac et il apaise mes angoisses. 

Mes questions ne sollicitent pas le langage : pour quoi suis-je ici ? Pourquoi ailleurs demain ? Peut on vivre sans savoir pourquoi ? C'est quoi la suite ? Est-ce une nouvelle guerre de Cent Ans ? Qui a décidé que je suis juif et que je dois être puni, sinon maudit ? Certes, je dois avoir une part de responsabilité, mais laquelle ? J'improvise une psalmodie au rythme accordé à la pluie qui de temps en temps survient comme pour aider le lac. Le lac, depuis le temps qu'il est là, a peut-être des réponses. Mon point d'interrogation se répète en un seul mot, comme un leitmotiv : « Pourquoi ? Pourquoi ?» Je crie presque, mais ce lac, dont les eaux ne sont jamais des tempêtes, est un dieu tranquille. Mon esprit ruisselant va jusqu'à se transporter dans l'une de ces barques vides, sans aviron et sans pêcheur à la ligne. Né sous une averse et ne pouvant plus repartir comme un fleuve, le lac d'Aiguebelette est sans doute lui-même prisonnier, voilà pourquoi il stagne. Et moi donc! Et je repars sec, griffé par du grès coupant sous la plante des pieds, les brodequins à la main. Sur la route du Bonséjour, me retournant vers lui, me vient alors une réponse immémoriale ce lac, large de sept kilomètres, est une larme tombée du ciel. 

Les volets ouverts, la nuit, je suis absorbé par la vue des étoiles, peut-être est-il parmi les innombrables constellations, sous la voûte crépusculaire, une planète-miroir où vit un autre moi-même. Tout ce qui scintille est un message pour l'instant Je  indéchiffrable. Je suis ouvert au fantastique jusqu'au petit matin, quand les étoiles sont cueillies par le jour naissant. Et c'est là, comme s'ils se mettaient debout, que se détachent au-dessus d'Aiguebelette le col du Crucifix et le col de l'Épine. J'ai du mal avec le sommeil : dans mon lit-cage que je déploie chaque soir, j'essaie de me concentrer sur des souvenirs, cela ne sert pas à grand-chose, une gomme a effacé ma vie ancienne, en dehors peut-être de quelques bobines de laine avec lesquelles je jouais quand j'étais bambin. 

Je ne lis plus : des livres, il n'y en a pas ici, il faut faire vingt kilomètres pour en trouver, je n'ai pas d'argent de poche et de toute façon pas question qu'on me laisse y aller. J'essaie de me tenir compagnie, et ce n'est pas évident. Le ravitaillement est le problème immédiat, mon rôle le plus utile est la recherche de lait, de fromage, de quelques œufs ou patates. Il y a un petit réseau de fermes dispersées à mi-hauteur au-dessus du lac. Les chiens aiment aboyer sur moi, et qu'ils n'aient pas de chaîne ne me rassure pas. Je reviens de ces hameaux le soir, la musette plus ou moins remplie, traversant parfois sous la pluie une forêt de plus en plus sombre où je m'égare, cerné de bruits indéchiffrables, de loups hostiles qui me suivent à la trace. Pour éviter toutes ces mains qui s'extraient des troncs d'arbre pour m'agripper, je tente de fuir et rentre alors en courant, renversant le lait. 

Les autres enfants étant plus jeunes que moi, je finis par me mêler au jeu de pétanque des adultes. Je mesure avec une cordelette la distance séparant les boules du cochonnet, ce qui me vaut une certaine considération. Sur la terrasse de Mme Patat, je joue aux échecs avec un vieux monsieur hongrois qui a été déposé là par une nièce qui a de jolies jambes. Il écoute Radio Londres et, secret, me chuchote pour que nul n'entende ce message énigmatique de la veille : « Demain, Barbe-bleue rasera ses moustaches. » Il me confie en essuyant la tour que la grande armée invincible de Monsieur Adolf commence à avoir des ratés, et même à sombrer sur les bords de la Volga, à Stalingrad. Heureusement que les Américains ne sont plus si loin que ça. Il partira aux États-Unis après la guerre. Comment peut-on penser à après la guerre ? Il gagne tout le temps, ce qui me déprime. Par lui je sais ce qui se passe, il m'annonce les bombardements massifs de la Royal Air Force et, l'index en l'air, tenant un cavalier, que le général de Gaulle quitté Londres pour Alger, tout en me mettant échec et mat. Ramassant les pièces et comme si c'était d'actualité, le Hongrois me raconte qu'Hannibal, deux cents ans avant Jésus-Christ, est passé à Aiguebelette avec une armée d'éléphants. Comme j'ai entendu « cannibale » et que je ne vois pas bien ce qu'un cannibale viendrait faire avec des éléphants à Aiguebelette, je lui dis que je ne le crois pas, il s'énerve et ne veut plus jouer avec moi. Une fois sur la plage, j'imagine tous ces éléphants avec leurs trompes pompant l'eau du lac. Puis un jour apparaît mon oncle Maurice, qui descend du train, héros de la guerre d'Espagne. 

Il n'était pas tellement loin de nous, puisqu'il vient de Grenoble, où il est — je l'apprendrai plus tard un des responsables de la MOI (Main d’œuvre immigrée, un groupe résistant d'étrangers de France). Il vient de recevoir un S.O.S. d’un autre de mes oncles, Binem (Bernard), le plus jeune frère de maman, qui est en situation délicate, pour ne pas dire en danger, et qu'il faut extirper d'urgence de Paris avec, à la clef, un changement d'identité. L'oncle Maurice convainc le petit conclave féminin que ma silhouette, qui me donne l'air d'avoir treize ans, est appropriée. Je me retrouve nanti d'une valise en cuir bouilli sans savoir qu'il y a en double fond une liasse de faux papiers pour un réseau en difficulté à Paris. Effrayé quand même, j’apprends ma leçon par cœur, une grand-mère mourante, un père prisonnier de guerre, un aller-retour rapide, etc. 

Train de nuit avec arrêt à Vierzon. Affalés sur des banquettes, nous dormons tous. Une sorte de douane persiste sur l'ancienne ligne de démarcation, contrôle de principe. Je domine mes mains qui tremblent, la torche du contrôleur allemand heureusement ne s'attarde que sur les visages. Il choisit au hasard deux paquetages, y jette un œil et reprend son contrôle dans d'autres compartiments. Le principe édicté, c'est qu'il ne faut pas perdre de temps à Paris. Je suis saisi par l'odeur insistante de citronnelle du métro, comme lorsque j'étais petit et parisien. Bref instant de crainte à la station Château-de-Vincennes, lorsque je passe sans presser le pas avec ma valise entre des flics en uniforme. Je suis attendu par mon oncle dans un café, Le Terminus du Château. Du moins je le crois, je ne l'apercevrai même pas, « raison de sécurité »,me dira-t-on. Un grand jeune homme frisé qui lit L'Auto — le journal sportif tout jaune — vient s'asseoir à ma table. Il sifflote presque à mon oreille un air yiddish universel Ba Mir Bis Di Schein, une chanson d'amour pour toutes les mères juives du monde - qui plus tard sera un succès mondial de jazz -, je sursaute. Il connaît mon prénom, évoque mon oncle, un message à transmettre, me remet un petit dictionnaire de sa part et repart presque avec insolence, en sifflant le même air, portant la valise et les cartes d'identité qu'il y a dedans.

J'ai une envie insensée d'aller rue François-Miron, où nous habitions jusqu'à la grande rafle. Le métro est direct jusqu'à Saint-Paul et je jubile en imaginant la tête que ferait la concierge en me voyant. L'idée est dangereuse et j'y renonce. Je passe devant le zoo de Vincennes, me souvenant d'y avoir été avec mon père : j'étais monté sur ses épaules pour essayer d'être aussi grand qu'une girafe. Il y a une guérite allemande devant, ont-ils si peur que les orangs-outans s'évadent ? Je contourne l'impressionnant château de Vincennes, certains disent que Louis XIV y aurait enfermé le masque de fer, son frère jumeau. Me revoici gare de Lyon, je pense à ma petite patrie aquatique, je ne me sentirai à l'abri qu'à Aiguebelette. 

À nouveau au bord du lac savoyard, sur une petite crique cette fois, je monte sur une barque avec un garçon croisé deux ou trois fois, qui s'appelle Philippe, et que j'avais d'abord trouvé snob. Être là, en plein centre de l'oasis-océan, me bouleverse et m'envahit le corps et l'esprit comme un point d'orgue. Je m'asperge le visage de l'eau du lac, je suis debout, ivre, entre le liquide et le ciel. Philippe m'observe, étonné, il sort un Paquet de cigarettes, se sert, m'en offre une, se lève pour l'allumer. Je n'ai jamais fumé et suis pris d'une quinte de toux, hoquette, m’accroche à lui. Il me dit de respirer avec les narines, me tape le dos, la barque déstabilisée tangue, manque de se renverser. Le canot arrimé, j'en suis quitte pour une belle frayeur, persuadé que, comme mon père, je ne fumerai jamais, Deux semaines après, je connais un jour faste je réussis d'abord à nager, c'est ma première brasse, et dans la foulée, une heure plus tard, à maîtriser une bicyclette prêtée par Philippe. Éberlué, je n'en reviens pas et me sens moins damné que je ne l'aurais cru. 

Mon oncle Bernard nous rejoint peu de temps après, mais il n'est pas seul. Il amène avec lui une femme, l'épouse d'un prisonnier de guerre. Ils sont amoureux. Il y a un problème de place à l'hôtel Bonséjour. Du coup ma mère s'arrange avec une certaine Mme Delièvre, qui se trouve être la mère de Philippe, et me voici hébergé chez elle, dans une belle chambre. Philippe veut m'initier à la respiration de l'éther, ça me rappelle trop les anesthésies. Il a un an de plus que moi et je fais ses devoirs, ça me revigore, je gère les conflits entre les Armagnacs et les Bourguignons et me complique la vie avec le carré de l'hypoténuse. Les rapports avec ma mère sont devenus difficiles, c'est la seule autorité et je suis devenu rétif, je me rebiffe. Je ne vois guère ma sœur, qui est à Lépin-le-Lac, placée dans une autre famille. Je ne suis pas sûr qu'elle y soit heureuse. Est-ce dû à l'éther ? À Mme Delièvre qui prend trop cher ? Par précaution ? C'est un peu la règle, disperser les enfants. Me voilà de nouveau ballotté, je ne sais comment ni pourquoi, dans les hauteurs boisées chez un couple de bûcherons. 

Monter, descendre, tout ici est en pente. il y a une tête de cerf dans ma chambre, je lui tourne le  dos,je n’aime pas les trophées de chasse. La femme et son mari se taisent la plupart du temps, vivent en autarcie, évitent de descendre au village. Ils font beaucoup de bruit la nuit. Ça sent toujours la fumée, il faut nourrir la cheminée et ça m'irrite la gorge, me donne mal à la tête. Les arbres sont abattus à la hache, leur chute est spectaculaire. Je me retrouve avec un sécateur à émonder leurs feuillages. C'est rude pour moi, je n'ai pas la force physique de me battre avec des branchages. Tous les repas sont faits de marrons, que ce soit la soupe, la purée, le café au lait, les desserts grillés sur la braise. J'en attrape une phobie absolue. En trois semaines, j'ai fait le tour de cette expérience et me retrouve de nouveau chez Mme Delièvre. Mais cette fois, juste pour y dormir. 

Un événement insolite survient : un inconnu, imperméable et lunettes, se présente chez Mme Patat, la propriétaire de l'hôtel. C'est le mari de la femme de mon oncle Bernard, comment le dire autrement. Il a été libéré, dit-il, grâce à Pierre Lavai et à la Relève qui permet d'échanger trois ouvriers français volontaires pour travailler en Allemagne, contre un prisonnier de guerre. S'il a fait tout ce chemin jusqu'à Aiguebelette, c est pour retrouver sa femme qu'il entend ramener à Paris. Il lui demande de faire ses bagages, sans succès, elle ne veut pas. Il devient violent, frappe mon oncle, qui réplique, une bagarre hélas pas si absurde, mais il repart sans elle. Je réfléchis, songeur, aux dégâts de l'amour. Il fait chaud, l'été est en avance, et sur le miroir du lac le soleil reflète des sillons mauves, jaunes et mordorés. 

J'inaugure une nouvelle occupation, grâce à mon dictionnaire. Depuis quelque temps, je m'amuse à rassembler alphabétiquement les mots pour mieux les connaître, m'en souvenir. Je peux passer huit jours, même des nuits rien qu'avec la lettre « M », une lettre qui s'impose à moi sans que je me l'explique. Avec la même initiale, je fabrique des mots-rencontres, ce qui donne des résultats bizarres, par exemple : Métronome majuscule, Métamorphose morale, Malnutrition mystique, Monarchie magnétique. Je ne comprends pas toujours, j'obéis, j'accouple des mots qui ne s'y attendaient pas, après, qu'ils s'arrangent entre eux. On peut multiplier, j'aime ça, Monotonie majuscule du meurtre, Miel multiforme des moribonds, ou même Momie qui meurt multiplie les martyrs! 

Bouleversement inouï : le Hongrois dévale l'escalier, il vient de l'entendre à la radio, l'armée américaine a libéré l'île de la Sicile. Et le Duce, Benito Mussolini, a été renversé et, mieux, arrêté. Je doute, c'est impensable ! J'ai tort. Les troupes alliées, me précise le joueur d'échecs, viennent de prendre pied au bas de la botte italienne, en Calabre. Ma traduction est qu'ils ont mis le pied en Europe. Nous sommes tout début septembre, je calcule dans ma tête que la guerre dure depuis quatre ans, et que ça me devient inimaginable. C'est difficile d'avoir une pensée normale. Qu'est-ce qu'il faudra faire à l'avenir pour que la paix ressemble au lac d’Aiguebelette ? Nouveau retournement de situation quinze jours après : arrivant de Chambéry, ses jambes courant vers nous – c’est ce que je regarde en premier , la nièce du Hongrois, ébahie elle-même, annonce que l'Italie vient de capituler devant les Alliés. Et ce n’est pas tout : en même temps, l'Italie déclare la guerre à l’Allemagne ! La nouvelle nous donne le vertige, pour la première fois se laisse entrevoir la lueur d'une fin rapide et victorieuse. Comme une pendule qui oscille dans un sens puis dans un autre, notre bonheur sera bref.  Cette merveilleuse nouvelle s'avère néfaste pour nous dans ses conséquences immédiates. Les événements évoluent vite: la soldatesque allemande entre en Savoie, l'occupe et chasse ses anciens alliés. Un épisode à donner le frisson, une patrouille de soldats italiens en fuite passe par le village, à peine le temps de leur donner de l'eau. L'un d'eux, vingt ans, est retrouvé dans la forêt de broussailles hantée que je traversais, empalé contre un arbre, une baïonnette plantée dans le ventre. Les loups ont eu leur proie. 

Aiguebelette-le-Lac a cessé d'être un havre. Déstabilisés, une circonstance dramatique va nous faire quitter précipitamment cet écrin à fleur d'eau. L'élément déclencheur est la réquisition effectuée par les gendarmes pour le S.T.O. — Service du travail obligatoire —, un succédané de la Relève au titre de la Collaboration. Devant la mairie ouverte, quelques volontaires sont là et signent pour recevoir leur pécule avant leur destination : le Ille Reich. D'autres manquent à l'appel. Les gendarmes, munis de leurs listes, font des allées et venues en voiture, sillonnent la région vers la pêcherie, les hameaux voisins et en ramènent quelques-uns. Certains sont harponnés au hasard. Parmi eux, mon oncle Bernard, se faufilant par la porte arrière de l’hôtel, a été interpellé dans les parages. Plus tard, tout ce que j’apprendrai, c’est qu’il a présenté ses papiers,  qu'ils étaient faux, qu'ils ne s’en sont absolument pas aperçus et lui ont asséné : « On vous a trouvé du travail » et l’ont illico jeté dans le fourgon des travailleurs volontaires. Il est clair qu'ils n'ont pas le contingent convenu. Ils ratissent chaque chambre de l'hôtel, en sortent trois hommes, dont l'aide-cuisinier grec du Bonséjour. Mme Patat, aussi âgée soit-elle, bec et ongles s'en mêle, le maire aussi : finalement il continuera à cuisiner. Ce ne sera pas le cas d'un horloger alsacien réfugié ici avec sa mère. Le troisième, tremblant, proteste en vain, c'est le champion d'échecs hongrois, ses papiers ne sont plus en règle, vérification sera faite à Chambéry. Le convoi repart avec sa cargaison de recrutés de force. Ce sera la contribution d'Aiguebelette-le-Lac à la production industrielle allemande. 

Le commando de gendarmes à peine reparti, la petite communauté paisible des habitants du lac se réunit sur la terrasse de Mme Patat. Rebelles et vindicatifs pour nombre d'entre eux, ils n'ont qu'une idée, sauver leurs jeunes gens dont certains sont déjà revenus des hauteurs où ils s'étaient cachés. Pas question d'obéir aux réquisitions, la détestation des Allemands est nette. De l'autre côté, en opposition villageoise, le parti de la prudence, attentiste, devenu minoritaire, donne son point de vue: 

- Ce n'est pas une déportation, il y a quand même des contrats d'un an avec des salaires. 

- Attention à ne pas devenir des otages... Y a malgré tout un problème avec les étrangers!

Au moment des réquisitions, je n'étais pas sur lace, je prenais mon petit déjeuner chez les Delièvre lorsqu’ on a sonné. C'était Lisa, tout échevelée, qui me transmettait une recommandation expresse de ma mère : ne quitter à aucun prix le pavillon des Delièvre avant qu'elle vienne elle-même. Réfugié dans le grenier, j'étais rongé par l'attente, de ma petite fenêtre, je n'avais de vue que sur le lac. La conclusion ne fut pas glorieuse : Mme Delièvre pria ma mère de me récupérer immédiatement, elle n'avait aucune raison de prendre des risques pour elle et son fils. Philippe, le soi-disant rebelle, ne me tendit même pas la main. Ils me chassaient, je repris mes affaires de toilette, j'avais honte pour eux et ils sortirent de ma vie. 

Ma mère, qui était émotive mais lucide, en tremblait encore, prise de peur pour moi, douloureusement affectée par l'arrestation du plus jeune de ses frères, pensant ne plus jamais le revoir. Mais elle tint tête à son chagrin. Les raisons de notre présence à Aiguebelette s'étaient éteintes. L'étau direct allemand et policier, le piège que constituait dorénavant malgré elle cette petite cité de pêcheurs-paysans nous contraignait au départ. Que faire ? Il n'y avait pas d'autre issue que de prendre les devants. J'en étais évidemment d'accord. Je savais les gestes qu'il convenait de faire, les valises, les paquets, le cartable avec le dictionnaire, remettre l'argent qu'on devait à Mme Patati Le cauchemar récurrent des transitions recommençait, à nous d'en reprendre les habits. Ma mère, inquiète, partit avec l'aide véhiculée du cuisinier grec chercher sur-le-champ ma sœur cachée à Lépin-le-Lac. 

Accoudé à la rambarde de la terrasse, j'ai la mélancolie du départ. Je me suis vu contempler le lac, des yeux j'en ai embrassé la surface, une pluie fine balayait les roseaux, des vaguelettes ondulaient, fragiles, que je ne verrais plus. Je ne sais pourquoi j'ai pensé à ses habitants invisibles, les poissons, bannis du sol terrestre. Et quand tout fut prêt pour quitter ce point d'ancrage qui pour moi était un océan, j'eus une dernière vision, celle de la nièce du dimanche dont je n'ai jamais su le prénom, ses jambes étirées sur les marches de pierre de l'escalier de l'hôtel Bonséjour. Des larmes teintent ses yeux noirs de jeune Hongroise, et sur ses genoux elle serre le jeu d'échecs de son vieil oncle disparu. Puis, bagages en main, Aiguebelette-le-Lac s'estompa de notre itinéraire, et persistant dans la mémoire, le long tunnel du chemin de fer nous avala. 

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